Témoignage :
Le cœur d’une mère
La mère de Ngoc Anh et de Tuân Anh
[18-05-2005] Je me suis mariée en décembre 1968 au moment où les Américains cessaient plus ou moins de bombarder le Nord Vietnam. Je me croyais une femme heureuse, mon époux et moi étions de la même promotion de la Faculté de Biologie et de Chimie de l’Université de Hanoi et nous étions amoureux l’un de l’autre. Notre mariage fut célébré juste après la Fac. A cette époque-là, le Vietnam était divisé en deux et mon bonheur était aussi fragile qu’une toile d'araignée. Deux mois après notre union, mon époux fut mobilisé et muté dans une zone libre à Tây Ninh, au service de la Commission Médicale Populaire. Là-bas, une grande quantité d’agent orange avait été déversée pour détruire la végétation.
Durant toutes ces années de séparation, je travaillais consciencieusement dans l’espoir de retrouver mon époux à la fin de la guerre. Je rêvais souvent d’être dans le bonheur de le retrouver et de partager avec lui les bonnes choses de la vie, puis d’avoir de jolis enfants et de les élever …. J’étais persuadée que nous serions heureux tous les deux jusqu’à la fin de notre existence malgré les difficultés quotidiennes.
Six mois après la réunification du Vietnam, mon époux fut de retour. C’était avec une joie immense que nous nous retrouvâmes. En février 1977, 8 ans après notre mariage, je mis au monde une petite fille, Ngoc Anh.
Mais j’ignorais que l’arrivée de ma petite fille allait être le début d’une vie remplie de malheur et de douleurs. D’abord, je me rendis compte que les yeux de ma fille ne réagissaient pas à la lumière. Puis, au fil des mois, je pouvais constater qu’elle ne progressait pas normalement comme les autres bébés. A 18 mois, elle ne pouvait pas se tenir debout toute seule. Les années passées, tout en grandissant physiquement elle restait mentalement comme un enfant de 3 ans et n’arrivait pas à marcher. J’essayais par tous les moyens de lui apprendre à parler, mais elle arrivait à bégayer seulement quelques mots et sa mémoire ne dépassait pas celle d’un enfant de 3 ans.
Pendant son enfance, Ngoc Anh soufrait d’une légère convulsion chaque fois qu’elle avait de la fièvre. Mais cela s’aggravait avec le temps et les crises d’épilepsie étaient de plus en plus fréquente chez elle la nuit, ce qui m’obligeait d’être à son chevet et de veiller sur son sommeil. A partir de sa 15e année, j’étais obligée de lui donner des neuroleptiques. Aujourd’hui, à 25 ans, elle est plus grande que moi, mais son état nécessite constamment un soin attentif, pour ses repas ainsi que pour son hygiène individuelle, pourtant elle a ses règles depuis sa puberté comme n’importe quelle jeune fille.
En 1981, lorsque Ngoc Anh avait 4 ans, je mis au monde un petit garçon que nous appelâmes Tuân Anh. Heureusement, il se développait normalement. Néanmoins, je devais continuer à travailler pour gagner ma vie tout en m’occupant en même temps de mes deux enfants dont l’aînée ne pouvait rien faire, c’était très dur !
Mon époux, de son côté, avait honte d’avoir une fille handicapée, il ne parlait jamais de Ngoc Anh comme si elle n’avait jamais existé. Quant à moi, je faisais de mon mieux pour assumer toutes les tâches dans notre foyer pour que mon mari puisse se consacrer entièrement à sa carrière professionnelle. Ma fille me donnait sans cesse des soucis, mais cela ne m’empêchait pas de l’aimer et de lui donner de ma tendresse, car elle était tout de même de mon sang.
Le pire m’arriva en 1991, lorsque mon époux devint un grand diplômé et commença à obtenir des promotions importantes, son revenu était nettement amélioré et nous ne devions plus nous inquiéter pour des questions financières, mais il tomba amoureux d’une autre femme. Il rentrait très tard le soir, sa présence parmi nous se faisait de plus en plus rare, puis il finit par me dire qu’il voulait divorcer pour aller chercher un autre bonheur ( !) . Cela me brisa le cœur, c’était la dernière chose que je pouvais imaginer, j’eus l’impression que tout s’assombrissait autour de moi ! Mais je m’efforçai de me calmer et de le convaincre de rester avec nous. Je lui rappelais que je l’avais attendu pendant de longues années de guerre, que j’avais sacrifié toute ma jeunesse pour lui et surtout que je lui étais restée toujours fidèle. Maintenant que nous avions deux enfants, il était le seul appui pour nous trois ; notre fils avait seulement 9 ans, à cet âge il avait besoin d’un père pour suivre son exemple. Je le suppliai de rester avec nous jusqu’à ce que notre fils atteignît sa majorité.
Cependant, j’avais vite compris qu’il n’y avait plus aucun espoir de le garder, car son cœur n’était plus avec nous. Ma belle-mère qui m’avait toujours défendue, me tourna le dos également. D’après elle, il n’y avait jamais eu de personne handicapée dans sa famille et elle déduisit ainsi que j’avais sans doute été une mauvaise personne dans ma vie antérieure pour avoir une fille pareille. J’étais tellement seule ! Pendant un an, depuis que mon époux avait parlé du divorce, j’avais perdu 5 kilos.
J’avais beaucoup réfléchi à tout cela et j’aimais mes enfants de plus en plus, sans aucune limite. J’étais consciente que je devais être forte pour m’occuper d’eux, car s’il m’arrivait quelque chose, il n’y avait personne pour veiller sur eux. J’ai donc fini par accepter le divorce pour que mon époux puisse se remarier.
Et nous voilà donc tous les trois. Je travaillais dur pour m’assurer que mes enfants ne manquent de rien. Je tenais à montrer à mon petit garçon que je l’ aimais énormément et qu’il pouvait toujours compter sur moi. Cependant, ce n’était pas simple d’assumer le rôle d’une mère et de remplacer un père en même temps.
En 1992, ma famille et mes amis me conseillèrent de placer Ngoc Anh au Centre Hoa Binh, nouvel établissement réservé aux enfants qui étaient victimes de la dioxine. Cela me donna un espoir qu’après une période de soins, elle pourrait marcher et que je ne devrais plus la porter pour l’emmener à la salle de bain ou aux toilettes - car elle était plus grande et plus lourde que moi. Malheureusement, comme elle était à la fois aveugle et oligophrène, la directrice du Centre refusa de la prendre et elle me suggéra de la placer à l’Ecole Nguyen Dinh Chiêu, réservé aux enfants non-voyants. Cette dernière la refusa également puisqu’elle ne pouvait pas marcher d’autant plus qu’elle était oligophrène. A ce moment là, j’avais envie de crier : « Mon Dieu, il n’y a pas un seul organisme humanitaire dans ce monde qui veut s’occuper de ma fille ? »
Je continuais donc de m’occuper de Ngoc Anh toute la journée et cessais de penser à la possibilité de la soigner. Parfois, quand elle avait des convulsions ou une crise d’épilepsie la nuit, je veillais sur elle toute la nuit et j’étais fâchée contre moi-même car je me sentais incompétente.
Il me fallut attendre jusqu'en 1997, lorsque Ngoc Anh avait 20 ans, pour toucher des allocations d’un montant de 84.000 dôngs (6,4 €) par mois. A partir de 2001, elle était classée parmi les malades mentaux et bénéficiait des médicaments gratuits, ce qui était un véritable soulagement financier pour moi.
Quant à Tuân Anh, mon fils, il était très gentil avec moi et travaillait bien à l’école pour me faire plaisir. Après son bac, il passa un certain nombre de concours et fut admis à la Faculté d'Économie et à la Faculté de Médecine. Tout le monde lui conseilla de choisir la Faculté d'Économie car en ce moment, l’économie de marché se développait, après 4 ans d’études dans cette faculté, il pourrait trouver facilement un bon travail et avoir un bon salaire, alors que pour la médecine il lui faudrait au moins 6 années d’études. Malgré tout, il voulait absolument apprendre la médecine, avec l’espoir de pouvoir plus tard soigner sa sœur handicapée et prendre soin de sa mère pendant ses grands âges.
Je suis très heureuse d’avoir un fils comme lui qui est pour moi un grand soutien moral. Quand il était petit, il allait à l’école le matin, l’après-midi il travaillait ses leçons et faisait ses devoirs à la maison tout en veillant sur sa sœur, pendant que j’étais au travail. Aujourd’hui, il est en 4e année de médecine, je me sens un peu mieux, car j’ai à mes côtés un fils qui est prêt à partager mes joies et mes chagrins.
Je suis habituée à la vie dure avec une fille handicapée. Le problème est que maintenant, à 60 ans et retraitée, ma santé se dégrade et je souffre d’une néphrolithiase. Je m’inquiète énormément pour ma pauvre Ngoc Anh, si jamais un jour je n’ai plus de force ou ne suis plus là, qui s’occupera d’elle ? Ainsi, j’ai décidé de prendre une assurance vie au plus bas prix, malgré mes maigres ressources, cela l’aidera à vivre quand arrivera ma fin et ainsi lui évitera de devenir un fardeau pour son frère.
J’ai toujours essayé d’être positive dans la vie et contente de mon sort, de mes conditions pour ne pas voir tout en noir. Autour de moi, il y a mes frères et sœurs, mes amis, sans oublier des correspondants lointains qui m’ont donné sans cesse du réconfort et du courage. Je suis très reconnaissante envers ces braves cœurs.
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